12, 5 kilomètres de barbelés, 3 mètres de hauteur, 25
caméras thermiques. Comme entre les Etats-Unis et le Mexique, le gouvernement
grec tient sa solution pour bloquer l’afflux d’immigrés clandestins à sa
frontière avec la Turquie. Un mur, acté début 2011, inauguré en février 2012,
et dont les travaux de terrassement ont commencé début mai. Un chantier de 3
millions d’euros, entièrement assumé par le gouvernement grec, que l’Union
européenne a refusé de financer, malgré le soutien de la France de Nicolas
Sarkozy.
«Ce mur ne fera que repousser le problème. Les migrants
passeront par le fleuve Evros», résume, amer, un policier grec aux
frontières. Décrié par l’Europe, jugé inefficace par les observateurs et les
habitants, car couvrant uniquement une petite partie terrestre de 200
kilomètres de frontière fluviale, le mur pourrait ne jamais être achevé. Comme
le symbole d’une impasse, de l’impuissance d’une Grèce sans moyens, isolée,
obligée de réguler la quasi-totalité de l’immigration européenne, en pleine
crise économique.
La majorité des sans-papiers sont renvoyés à Athènes
Chaque jour, plus de 300 immigrés débarquent illégalement
en Grèce par la Turquie. Ce qui représenterait entre 80% et 90% de l’immigration
clandestine de l’Union européenne. Longtemps, la Grèce a pourtant été un pays
d’émigration. «Dans les années 1980, il n’y avait pas d’hommes de
couleur en Grèce», se souvient Diamando, enseignante et militante du
collectif Stop Evros Wall («Arrêtons le mur de l’Evros»). En 1991,
on recense 197.000 étrangers en Grèce, en majorité des Albanais. Dix ans
plus tard, en 2001, le nombre d’immigrés franchit la barre du million. Aujourd’hui, pour un pays de 11 millions
d’habitants, il y aurait 2 millions d’étrangers en Grèce, dont la moitié des
clandestins.
En l’espace de cinq ans, les chemins de l’immigration en
Europe se sont déportés de la Méditerranée, via l’Italie et l’Espagne, vers la
Grèce et le fleuve Evros. Entre 2009 et 2010, selon Frontex, l’Agence européenne aux frontières, les routes de la
Méditerranée centrale (Italie et est de l’Espagne) et de la Méditerranée
occidentale (sud de l’Espagne), ont connu respectivement une baisse de trafic
de 60% et 31%. Pendant ce temps, le chemin gréco-turc a enregistré une hausse
de 345%. Ainsi, en 2010, près de 50.000 immigrés ont franchi cette
frontière.
Face à cet énorme problème de flux humains, la Grèce
paraît bien désunie. Aux portes de l’Union européenne, la Turquie, le rival de
toujours, semble s’amuser en silence, et encaisse les bénéfices. En quelques
années, Istanbul est devenu la plaque tournante d’un trafic d’êtres humains en
Europe. Des cars de migrants, originaires d’Afghanistan, du Bengladesh ou du
Pakistan, croisent dans la capitale turque des avions low-cost en provenance du
Maghreb ou d’Afrique noire. Du pays
d’origine jusqu’à Athènes, les passeurs, souvent turcs, demandent jusqu’à
10.000 euros, selon les cas, pour un voyage périlleux, parfois mortel.
En
2011, 48
corps ont été retrouvés dans le fleuve Evros. Parmi les migrants, des histoires d’impayés, de
kidnapping et de morts de proches, circulent. La police et le gouvernement
turcs laissent passer des étrangers, qui consomment, entretiennent une économie
souterraine, et de toute façon, ne restent pas en Turquie. Car le problème
reste avant tout diplomatique. Ankara a récemment ouvert un mini-espace de
circulation, sans visa, avec des pays comme la Syrie, le Yemen, l’Iran, le
Maroc ou la Tunisie.
En Europe, la Grèce n’en est pas moins isolée. Les
conventions de Dublin, qui fixent les règles de l’immigration dans l’Union
européenne, obligent le premier pays où le migrant débarque à traiter son cas.
Autrement dit, un immigré illégal, qui passe par Athènes, mais se fait arrêter
à Paris, sera renvoyé en Grèce. Dublin II, adopté en 2003, modifie légèrement cette clause en indiquant qu’il s’agit
d'«identifier dans les plus brefs délais possibles l'Etat membre
responsable».
Face aux difficultés économiques de la Grèce, certains
pays comme la Norvège ou la Finlande ont limité les renvois. «Mais
cela reste très rare, déplore Angélique Kotzamanis, chercheuse sur
les questions d’immigration à l’université d’Athènes. La majorité des
sans-papiers sont renvoyés en Grèce.»
«Frontex est utile comme l'aspirine au cancer»
En Grèce, aux frontières de l’Europe,
l’absence de moyens, la crise économique, empêche toute tentative ordonnée de
régulation de l’immigration. Dans la région de l’Evros, comme dans beaucoup de
contrées rurales en Grèce, les routes sont inachevées depuis des années. Les
salaires ont parfois été divisés par deux. Débordée, la police
d'Orestiada, qui «contrôle» la frontière, délivre aux migrants un
papier d'expulsion de territoire sous 30 jours. Un agent d'Orestiada:
«Ils se livrent à la police, nous les relâchons et ils partent tous à Athènes.»
Pour endiguer ce flux migratoire hors norme
dans un pays en crise, l’Union européenne a dépêché dans la région du fleuve
Evros, fin 2010, sa police aux frontières, Frontex. Un renfort qui stoppe
l’hémorragie, mais qui ne la contrôle toujours pas. En 2011, avec une légère
augmentation, 55.000 migrants ont mis le pied dans l’Union européenne par
cette route. «Frontex est utile comme l’aspirine au cancer»,
lance avec cynisme une avocate de la région. «Avant, c’était la police
grecque qui informait l’Union européenne de la situation. Aujourd’hui, c’est
Frontex. Ils n’agissent pas», déplore Evanghelis Maraslis,
maire-adjoint de Nea Vyssa. «Frontex n’a même plus d’argent pour le
fuel de son hélicoptère thermique», sourit un soldat grec.
Sans moyens, la Grèce a été épinglée en 2011, par la Cour
européenne des droits de l'homme pour la médiocrité de ses centres de
rétention. «Les
conditions ont été qualifiées d’inhumaines et dégradantes», rappelle
Eva Cossé, franco-grecque et assistante de recherche à l’ONG Human Rights
Watch. «Il y avait entre 400 et 500 migrants pour un centre qui doit
accueillir 250 personnes», se souvient une ancienne pyschologue du
centre de rétention de Fylakio, près de la frontière turque.
«Ils pouvaient rester jusqu’à 4 mois, presque toujours à l’intérieur des bâtiments. Plus ils restaient, plus ils étaient dépressifs. C’était une vraie prison.»
L'Union européenne a ainsi investi 250 millions d'euros dans la construction
d'une trentaine de centres de rétention qui verront le jour en 2014. Mais cet
apport financier apparaît plus comme une solution de court terme, répressive,
que comme une réelle politique volontariste en matière d'immigration.
«Ce n’est pas la Grèce qui doit gérer le
problème. C’est l’Europe», explique, modestement, Evanghelis Maraslis. Alors
que l’Europe ne sait ou ne veut réagir sur le fond du problème, la situation
prend des proportions de «drame humanitaire», comme le
résume une salariée de Médecins du monde à Athènes.
Avec une bureaucratie figée
et débordée, les procédures de titres de séjour prennent parfois des années.
Les demandes d’asile, qui donnent le droit à une allocation et une sécurité
sociale, sont presque toutes rejetées. En 2011, la Grèce reste le pays le moins
généreux d’Europe en termes de statut de réfugié, avec seulement 2% de demandes
acceptées.
«Le gros problème est l’accès au droit d’asile de
ressortissants de pays en guerre. Très peu de demandes sont acceptées»,
confirme Eva Cossé, assistante de recherche pour la Grèce à l’ONG Human Rights
Watch. L’obtention de la carte rose, titre de séjour de 6 mois qui permet de
travailler légalement, reste de plus en plus compliqué à obtenir. Et surtout,
de plus en plus long. L’administration, comme la police, n’ont ni les moyens,
ni le recul ni l’organisation suffisants pour gérer le cas de tous les
immigrés. Pour
l’universitaire Angélique Kotzamanis, le problème de l’immigration, immense,
est avant tout administratif et économique.
«A Athènes, pour 750.000 demandeurs de titres de séjour, il y a seulement 20 employés permanents au bureau de l’immigration…»
La plupart des étrangers sont donc
condamnés à errer, illégaux mais tolérés, pendant des années, dans une capitale
en crise.
«Un drame humanitaire»
Omonia, le quartier proche du centre-ville, s’illustre
comme le paradis du marché noir. Par communauté, les étrangers s’organisent, se
partagent les bénéfices, et refourguent appareils électroniques, cigarettes et
vêtements de marque à des prix imparables. «Je te vends un appareil
photo Canon reflex pour 180 euros», confie Mehdi*, un Algérien de 33
ans, alors que sort du magasin, paire de baskets sous le bras, un couple grec.
Pour les étrangers comme pour les Grecs, dans une capitale sans emplois ni
avenir, la contrebande est devenue une solution de survie. Ali, Pakistanais de 38 ans, est à Athènes depuis quelques jours:
«Je vais essayer de chercher un travail légal. Mais si je ne trouve pas, il faudra bien que je mange.»
Devant des portes d’immeubles délabrés, des maquereaux
attendent sur des chaises en bois. «La prostitution est en hausse»,
explique Nathalie Simmonot, salariée de Médecins du monde, dans Omonia. De plus
en plus originaires du Nigéria ou d'Amérique du Sud, les filles sont enrôlées
par les mêmes réseaux de passeurs turcs que les immigrés.
«On retrouve toutes les nationalités, et le sida est de plus en plus présent.»
En
2011, selon le ministère grec de la Santé, l’incidence du sida a explosé,
pour une
hausse de 1.500% dans le centre d’Athènes. Un virus transmis surtout par les toxicomanes, via les
seringues. Aujourd’hui, en plein jour, dans le centre-ville et devant des
universités, des junkies se piquent, et meurent doucement en silence. «Ce
sont surtout des étrangers, mais de plus en de Grecs tombent aussi dans la
drogue», déplore Kristina Sanaratzi, porte-parole de Médecins du
monde. «Ce que l’on voit à Athènes pour la drogue, en pleine
scène ouverte, c’est absolument terrifiant. C’est le pire endroit d’Europe»,
alerte Nathalie Simmonot. Qui rappelle que l’ex-Premier ministre, Georges
Papandréou, conscient de l’ampleur du problème, avait lancé l’idée de la
dépénalisation.
La chasse aux migrants
Que fait la police? Au cœur d’Omonia, les agents sont
assis en ligne sur des chaises en plastique, devant le commissariat, sirotant
des cafés glacés. Ils observent en chien de faïence les étrangers, et parfois,
prennent le risque de s’hasarder dans le quartier. Près du siège de Médecins du
monde, un agent se confie.
«Tout est foutu ici. Le principal problème, c’est la drogue. Mais aussi, la prostitution, les trafics.»
Il lâche,
blasé:
«Tu peux arrêter un, deux dealers. Mais d'autres reviennent le lendemain.»
Une police grecque impuissante, sans moyens
et profondément corrompue. A Athènes, les bakchichs sont fréquents.
«J’ai été pris à partie par un policier, qui m’a demandé mes papiers.
Il m’a pris 200 euros et m’a insulté», s’indigne Mohamed. Mais les
plaintes sont rares. «Si on parle de la violence de la police dans le
quartier, ils vont nous menacer», glisse Mehdi, réaliste. Pour
Kristina Sanaratzi de Médecins du monde, «la police ne nous aide pas
car ils sont contre les migrants».
Le problème de l’immigration, couplé à une crise
économique sévère, ont exalté les sentiments xénophobes. Les membres de l’Aube
dorée, le parti néonazi qui a fait 7% aux dernières élections législatives,
quadrille des quartiers de la capitale depuis des mois. La nuit, des groupes de
vigilance se forment et attaquent, gratuitement, tout étranger qui se
risquerait à une promenade nocturne. La police, souvent consentante, ferme les
yeux. Un policier sur deux aurait même voté pour l’Aube dorée
aux législatives.
«Nous
sommes effrayés par les racistes. Nous n’osons plus sortir», explique
Yasser, père de famille afghan, qui vit dans une chambre, avec 25 personnes. «Depuis
mai 2011, les attaques contre les étrangers ont considérablement augmenté»,
analyse Eva Cossé de Human Rights Watch.
«On parle désormais de chasse à l’homme, de chasse aux migrants.»
Chaque jour a désormais son fait
divers, son agression, sa violence raciste. Fin mai, à Patras, troisième
ville du pays et important port au sud-est de la Grèce, les membres de l’Aube
dorée ont attaqué, en pleine journée, après la mort d'un Grec assassiné par
des Afghans, une usine où se réfugient des migrants. Bilan: 5 arrestations, 22
détentions, 8 policiers blessés.